Dire que cette journée de tournage avait été éreintante était un euphémisme. Ils avaient commencé tôt au Queen's, recommencé chaque scène plus d'une dizaine de fois sans changer, parfois, d'angle et, globalement, chacun tapait sur les nerfs des autres. Oh, Hannah appréciait ses collègues, la plupart en tout cas mais elle n'était pas franchement connue pour son calme exemplaire. D'autant plus que la maquilleuse qui s'était occupée d'elle, le matin, n'avait pas été des plus sympathiques. Pour couronner le tout, cette sale petite fouine américaine de Perez Hilton n'y était de main morte avec son premier article sur la série et, plus particulièrement, sur elle. Depuis quand était-elle trop vieille, hein ? L'imbécile. En résumé, cette journée n'était pas franchement l'une des meilleures qu'ait connu la jeune femme. Elle n'avait qu'une hâte : qu'on mette fin au tournage. Il était plus de vingt heures et honnêtement, elle n'avait pas envie de camper sur le set. Elle ne rêvait que d'un bon bain et d'un grand verre de vin. Kind of cliché, yes, but who cares ?

Alors lorsqu'un assistant ― à moins qu'il ne s'agissait de l'un des scénaristes.. elle n'avait pas tellement regardé ― avait annoncé que la production offrait le dîner au New Mayflower, le chinois un peu plus loin, Hannah avait grogné son mécontentement. Jayden, lui, avait terminé de tourner plus tôt dans l'après-midi et il s'était déjà échappé pour aller passer la soirée avec Dieu seul savait qui. Le traître. Elle aurait donné cher pour avoir pu s'échapper avec lui mais.. well, son rôle, un peu plus important que celui de son meilleur ami, impliquait plus de scènes. Aussi avait-elle attendu, affalée sur la chaise à son nom, emmitouflée dans un vieux gilet, qu'on la libère. Puis, un rien bousculée par le réalisateur, elle avait suivi le groupe jusqu'au New Mayflower. Pas franchement de gaieté de cœur mais elle n'allait pas jouer les divas. Elle aurait pu, pourtant, et ça n'aurait pas été la première fois mais ils n'en étaient qu'aux débuts du tournage, ils ne se connaissaient pas encore très bien et elle avait compris qu'avec ce genre de dîner, très conviviaux, la production cherchait à créer un esprit de groupe, une cohésion. D'ordinaire, Hannah en aurait été très heureuse. Elle commençait à se familiariser avec le reste de l'équipe mais aujourd'hui.. aujourd'hui, ce n'était pas le jour. Elle aurait largement préféré une soirée tranquille, pépère avec Gabriel à une grande tablée bruyante avec des gens qu'elle ne connaissait pas encore très bien.

Enfin, oui et non. Il y avait Maggie, Dieu merci. Il y avait plus de trois ans de ça, elle avait emménagé dans l'appartement voisin de celui d'Hannah et Gabriel, peu après leur mariage, et le courant était très vite passé malgré leur petite différence d'âge. C'était elle qui avait introduit Hannah au monde de la télévision, grâce à elle qu'Hannah était aujourd'hui Casey. Elle était une amie et, pour tout dire, la seule personne avec laquelle l'ex-comédienne de West End était prête à passer la soirée. Et par quelque miracle, une place libre se trouvait à côté de la jolie blonde. Hannah se jeta presque dessus, une fois qu'ils furent tous entré dans le restaurant, pourtant pas si grand que ça. « Je me demande toujours comment on tient tous ici, s'étonna la petite brune en se glissant à la droite de son amie, ça va ? s'enquit-elle ensuite. Je ne t'ai quasiment pas vu de la journée ! » Pas étonnant, ceci dit, avec tout le travail que Maggie devait avoir.

Maggie avait passé la journée dans son bureau, à gérer tout ce qui concernait son nouveau bébé : Mashup. Dès le départ, elle était tombée amoureuse du script. Elle avait même convaincue une de ses amies et voisines d'auditionner pour le rôle principal. Et par chance, Hannah avait obtenu le rôle de Casey. Enfin, par chance... Dès qu'elle avait vu son amie sur scène, Maggie avait immédiatement vu en elle le personnage de Casey. Elle était fière d'avoir fait cette trouvaille et d'ailleurs, les téléspectateurs semblaient l'adorer.
Alors qu'elle était en train de calculer le budget dont ils auront besoin pour tourner le prochain épisode, on toqua à la porte du bureau de Maggie. Elle n'aimait pas être interrompue dans son travail et c'est pourquoi elle répondit sèchement. « Entrez. » Le jeune assistant de la productrice entrouvrit la porte et passa sa tête dans l'encadrement de la porte. « Excusez-moi de vous déranger, Miss Kennedy. Mais vous devriez aller lire le blog de Perez Hilton. Il y parle de Mashup. » Il ressortit aussi vite qu'il n'était entré, laissant Maggie curieuse. Elle laissa ses feuilles de compte sur le côté et se précipita sur son ordinateur portable où elle se rendit sur le fameux site du non moins célèbre blogueur. C'était la première critique de Mashup et cela rendait Maggie anxieuse. Elle n'avait encore eu aucun retour du public et l'avis d'un grand blogueur comme Perez pesait lourd dans la balance. Maggie avait déjà eu un de ses bébés annulé au bout de deux saisons, à cause de la mauvaise ambiance en studio. Ses doigts pianotaient sur le clavier à la recherche du fameux article. Elle le trouva enfin et d'un doigt tremblant, cliqua dessus. Ce qu'elle lu ne la combla qu'à moitié. Certes, il mettait en avant quelques points de la série, mais cassait l'essentiel. Pour lui, Mashup n'était qu'un stupide remake de High School Musical à la trame plus que suspecte et dont l'avenir était incertain. Mais surtout, il critiquait Hannah. Elle était soi-disant trop vieille pour le rôle de Casey et pas assez expérimentée devant la caméra. Oui, peut-être que Mashup était le premier rôle télévisée d'Hannah mais elle avait du potentiel. Et puis ce n'était pas comme si elle était une grande star des planches ! Casey n'était pas interprétée par n'importe qui et Maggie faisait entièrement confiance en Hannah. Elle espérait juste que le reste de la planète croit en son choix à son tour...

Dans le reste de l'après-midi, elle avait demandé à son assistant d'appeler le studio où était tourné la série et les prévenir que ce soir, l'équipe au complet se rendait au restaurant. Il fallait qu'ils resserrent les liens entre eux et qu'ils montrent à la presse que malgré les critiques négatives, ils ne se laissaient pas abattre. C'est donc vers vingt heures que Maggie éteignit son ordinateur et attrapa son téléphone afin d'envoyer un sms à celui qu'elle allait bientôt épouser. « Ne m'attends pas pour dîner, je mange dehors. » Le message était peut-être froid, mais avec Gabriel, il n'y avait rien que de l'amitié. Leurs fiançailles n'étaient qu'un coup médiatique orchestré par leurs parents. Néanmoins, elle appréciait Gabriel depuis qu'ils étaient petits, il était en quelque sorte son meilleur ami. Et puis, elle devait bien avouer qu'il était pas mal. Elle voyait toutes ses filles lui tourner autour. Mais Maggie n'avait jamais été amoureuse, et elle n'allait pas l'être en ce moment. Elle enfila son manteau et descendit dans la rue, héla un taxi et se rendit au restaurant où l'équipe de la série l'attendait. Ils rentrèrent en même temps, en affrontant les regards qu'on leur adressait. La plupart d'entre eux n'était pas au courant de ce que Perez avait dit sur eux et cela était mieux. Maggie s'installa à une place en bout de table et Hannah se précipita pour s'asseoir à côté d'elle, lui faisant quelques remarques sur la capacité du petit restaurant et lui demandant comment elle allait. « Ça va, à part que j'ai lu ce stupide article. Je suppose que tu l'as vu aussi ? » Maggie se servit de l'eau et but le contenu de son verre en une gorgée. « N'écoute pas ce que la presse dit. Tu es la parfaite Casey, on va le prouver au monde entier. » déclara-t-elle à son amie, son sourire le plus sincère aux lèvres.

S'il y avait bien une chose qui avait immédiatement semblé familière à Hannah, c'était l'animation, le bruit perpétuel qui régnait au sein de l'équipe. Sans être assourdissant, il y a toujours ce léger brouhaha, comme un chuchotement, chaque fois que les caméras cessaient de tourner. Preuve, s'il en était, qu'ils devenaient tout doucement un vrai groupe. Ici, au New Mayflower, le phénomène semblait amplifié. Chacun avait pris place et papotait avec son voisin comme s'ils étaient tous de vieux copains de lycée. Enfin, Hannah l'imaginait. C'était là une expérience dont elle ignorait tout puisqu'elle ne l'avait pas vécue. Elle avait eu professeur particulier sur professeur particulier jusqu'à l'obtention de ses A levels mais elle avait toujours été entourée, généralement par des comédiens plus âgés, depuis sa plus tendre enfance à défaut d'être allée à l'école. C'était rassurant, quelque part, de découvrir que l'ambiance n'était pas très éloignée de celle du théâtre, à la télévision. Et, bien entendu, avoir Maggie à portée de main était une bénédiction. Sans elle, Hannah n'aurait pas obtenu ce rôle, il ne fallait pas l'oublier et elle était ravie de travailler avec son amie. C'était la première fois et même si la petite brune était encore peu sûre d'elle-même, les résultats de cette collaboration s'annonçaient bons. Ne parlait-on pas déjà d'eux dans la presse ? « Ça va, à part que j'ai lu ce stupide article. Je suppose que tu l'as vu aussi ? » lança Maggie, semblant lire dans les pensées d'Hannah. Celle-ci laissa échapper un discret soupir, acquiesçant. Pour reprendre les mots de Perez Hilton, ce sale petit fouille-merde américain, elle n'était qu'une "enveloppe au joli sourire, à la date de péremption largement dépassée aux yeux de West End et plus assez fraîche pour la télévision". Comment osait-il dire une chose pareille ? Elle n'avait même pas trente ans ! « N'écoute pas ce que la presse dit, reprit son amie, un verre d'eau vide à la main, tu es la parfaite Casey, on va le prouver au monde entier » ajouta-t-elle avec un sourire. Maggie avait toujours le bon mot à dire, c'était certain, mais si.. mais si certains étaient d'accord ? Si on la trouvait trop vieille pour commencer une carrière à la télé ? « Merci, murmura-t-elle en prenant le menu qu'un serveur au visage familier ― ce n'était pas la première fois qu'elle venait dîner là, bien au contraire ― lui tendait, mais peut-être qu'il a raison, d'une certaine manière » Ce n'était pas non plus la première fois que ce genre de commentaires sortait dans la presse ou sur internet. Depuis son mariage, trois ans plus tôt, les gens péroraient sur une éventuelle pause dans sa carrière, sur ce qu'elle allait faire ensuite. Comme si le fait que Gabriel lui ait passé la bague au doigt allait la freiner. Son alliance était une bague, pas un boulet, bordel. « Tout le monde s'attend à ce que j'arrête pour faire une pause depuis le mariage, continua-t-elle, comme si j'allais devenir une femme au foyer ! » Elle laissa échapper un léger rire qui n'avait rien de très heureux. « Même Gabriel guette le jour où je vais tout envoyer bouler pour avoir un bébé. Comme si j'avais l'âge de devenir mère » marmonna-t-elle. Comme si elle avait envie d'être mère, surtout.

C'était dans ces moments que Maggie voyait l'unité qui unissait l'équipe de Mashup. Elle n'était pas tout le temps sur le plateau et passer beaucoup de son temps dans son bureau, mais elle savait qu'il y avait une bonne ambiance sur le tournage. Malheureusement, elle n'avait pas toujours vécu ça. Elle se rappelle il y a quelques années, alors qu'elle produisait sa première vraie production, Belles Petites Menteuses, la série avait dû s'arrêter à sa deuxième saison à cause de la mauvaise ambiance entre les membres. Elle se rappelle encore des cris des fans indignés qui voulaient qu'on leur rendre leur série préférée. Mais Maggie n'y pouvait rien, BPM était annulée et rien n'aurait pu changer ça. Mais aujourd'hui, elle avait retrouvé un projet qui lui tenait à coeur, une équipe qui s'entendait bien et une idée germait dans sa tête. Elle en avait parlé au directeur de la chaîne et attendant patiemment sa réponse.
La jeune femme attrapa la carte que lui tendait le serveur. Elle la survola rapidement et se retourna vers l'homme. « Je vais prendre la même chose que d'habitude. ». Maggie venait ici assez souvent pour que le serveur sache ce qu'elle commandait à chaque fois. La jeune productrice se retourna vers son actrice et fronça les sourcils. « Ne sois pas idiote, Hannah. C'est toi qui choisis quoi faire de ta vie. » Intérieurement, Maggie rit. Ce n'était pas elle qui choisissait quoi faire de sa vie, c'était ses parents. C'était ses parents qui l'avaient fiancée à son meilleur ami depuis son plus jeune âge sans rien lui dire. Heureusement, elle avait su prendre son envol et vivait à présent indépendamment. Elle avait accepté de se marier avec Garreth, elle n'avait rien contre lui après tout. « Mais pense un peu à ton avenir. Je sais que tu n'as pas envie de mettre ta carrière entre parenthèses, spécialement en ce moment. Mais... tu approches des trente ans, Hannah ! Si jamais tu veux devenir mère un jour, il serait temps d'y penser maintenant. Tu en as parlé avec Gabriel ? » Maggie n'aimait pas donner des conseils sur la vie amoureuse. C'était Hannah qui le faisait. La spécialité de la blonde, c'était les conseils sur les carrières. Elle n'avait jamais connu l'amour, pas une seule fois en 23 ans. Mais cela ne faisait rien, elle avait un boulot qui lui plaisait, des amis sur lesquels elle pouvait compter et sa famille... et bien c'était sa famille. Entre sa soeur qui rêvait de devenir une grande actrice et son frère qui n'assumait pas ses responsabilités, entre son père qui ne s'occupait pas de ses enfants et sa mère qui n'était jamais là, Maggie avait dû trouver sa place. Bien sûr, il y avait le personnel. Gouvernantes, nourrices, chauffeurs et tout le tralala. Mais la jeune fille avait dû mûrir jeune afin de prendre les responsabilités que son frère désertait.

L'honnêteté était une chose précieuse et rare dans le milieu dans lequel Hannah évoluait. Que ce fut au théâtre, au cinéma ou dans la télévision, les gens restaient des faux-culs. Des hypocrites de la pire espèce, bien pire que la jolie copine de la cour de récré ou le mec rencontré en boîte de nuit. On vous susurrait ce que vous aviez envie d'entendre avant de vous casser du sucre sur le dos. Des hypocrites, oui, et Hannah n'était pas différente. Oh, elle en avait évincé, des concurrentes pour un rôle, des nanas qui l'imaginaient solidaire et naïve parce qu'elles avaient échangé un sourire et quelques mots. Ils étaient tous pareils. Réussir, dans le milieu du spectacle était difficile et tirer son épingle du jeu l'était encore plus. Alors, oui, l'honnêteté ne courrait pas les rues.

C'était en grande partie pour cette raison qu'Hannah appréciait autant Maggie. Elles ne se ressemblaient pas par beaucoup d'aspects et elles n'étaient pas exactement de la même génération mais la petite brune avait toujours trouvé chez la jeune productrice cette franchise précieuse exigée chez un ami. « Ne sois pas idiote, Hannah. C'est toi qui choisis quoi faire de ta vie » commenta la jolie blonde avec philosophie, après avoir elle-même commandé puis rendu le menu offert par leur serveur. En théorie, certes, elle avait raison. La réalité des choses était plus compliquée. La pression qu'effectuait ses proches, de sa propre mère à son mari, sur Hannah était supportable parce qu'elle travaillait beaucoup. Elle ne voyait plus grand-monde, en dehors de ses collègues, et filtrait les appels de ses parents. Mais cette fichue question de fonder une famille revenait souvent sur le tapis. Sans parler des médias qui semblaient fascinés par l'hypothèse qu'elle puisse tomber enceinte d'un moment à l'autre. « Mais pense un peu à ton avenir, reprit Maggie avec solicitude, je sais que tu n'as pas envie de mettre ta carrière entre parenthèses, spécialement en ce moment. Mais... tu approches des trente ans, Hannah ! Si jamais tu veux devenir mère un jour, il serait temps d'y penser maintenant. Tu en as parlé avec Gabriel ? » Grands dieux, Gabriel. Elle avait parfois l'impression de le connaître depuis une éternité et, au fond, ce n'était pas très éloigné de la vérité. Pour tout dire, Hannah ne se souvenait pas de son existence avant qu'il y fasse son apparition. Il avait toujours été là et même s'il était son meilleur ami, elle éprouvait de plus en plus de difficultés à communiquer avec lui. « Mag, on est marié depuis trois ans. C'est un miracle, d'après certains, qu'on s'entende toujours bien mais on ne s'entend pas. Du moins, il ne m'entend pas » soupira-t-elle. En d'autres circonstances, si elle avait été moins fatiguée peut-être aurait-elle ri du double sens de ses propres mots. Le langage était un art qu'elle ne maîtrisait pas, au contraire du chant. Un art que son époux et elle ne pratiquaient pas tellement d'ailleurs. « Et ne crois pas que je n'ai pas entendu ta petite remarque sur mon âge, hein, continua-t-elle avec un sourire tandis que les menus finissaient d'être rendus aux employés du New Mayflower, j'approche peut-être de la trentaine mais je ne suis pas encore sourde » La franchise n'était peut-être pas toujours un bien, tiens. La trentaine. Bordel, une dizaine de plus. N'était-il pas temps d'arrêter de fêter son anniversaire lorsqu'on passait ce fameux cap ? Devait-elle s'inquiéter de voir apparaître rides et cheveux blancs ? Sans doute pas avant qu'elle ait pondu un ou deux bambins mais cette idée seule parvenait à lui faire froncer les sourcils.